Le 21 février 1916, l’armée allemande lance une grande offensive contre la région fortifiée de Verdun,
dans la Meuse. Un déluge de fer et de feu s’abat sur les positions
françaises. Les Allemands sont alors convaincus qu’ils doivent porter
un coup fatal aux Français qu’ils estiment épuisés par les batailles de
1915 en Champagne et en Artois. Pour le général Erich von Falkenhayn,
chef suprême des armées allemandes, il est important de porter
l’attaque en premier avant une grande offensive franco-britannique.
Mais
son plan ne se déroule pas comme prévu. Même si les Français ne sont
pas prêts, et si les premiers jours laissent envisager une déroute, ils
résistent finalement pendant dix mois. À la mi-décembre 1916, les
troupes allemandes sont refoulées sur leurs positions de départ.
Cent ans après, ces combats sont restés dans les mémoires. Pour beaucoup, le nom de Verdun symbolise à lui seul la Première Guerre mondiale et toute son atrocité. Auteur d’un récent ouvrage sur le sujet ("Verdun 1916 - Une histoire franco-allemande de la bataille", chez Tallandier) coécrit avec son homologue allemand Gerd Krumeich, l’historien Antoine Prost décrit comment s’est construit le mythe autour de cette bataille.
Comment expliquez-vous qu’un siècle après, on résume encore pour beaucoup la mémoire de la guerre de 14-18 à Verdun ? Antoine Prost : Qui
n’a pas fait Verdun, n’a pas fait la guerre. Ce statut mémoriel de la
bataille de Verdun tient essentiellement au choc du début de la
bataille. Les Allemands n’avaient pas attaqué depuis le mois de
septembre 1914 et ils le font avec une très grande puissance le 21
février 1916. Quelques jours plus tard, vers le 24/25 février, ils
ébranlent profondément la résistance française. C’est quasiment le
début d’une déroute. Ce n’est pas mai 1940,
mais cela prend une mauvaise tournure. Les troupes qui arrivent pour
colmater la brèche ne trouvent pas de positions précises à défendre, et
ils ne savent pas où sont les Allemands. Ils sont dans une confusion
totale.
On
voit que les politiques sont très inquiets. Les jours suivants, c’est
un peu la panique. La commission du Sénat décide de siéger tous les
jours. Le président du Conseil, Aristide Briand, va calmer les députés
le 26. Le président de la République, Raymond Poincaré, veut aller tout
de suite à Verdun. Les mères s'inquiètent, espèrent que leurs enfants
ne sont pas à Verdun.
Dans
la construction de cette mémoire, l’autre facteur important est qu’il
s’agit d’une bataille défensive, plus facile à populariser que les
offensives. Les Français sentent alors à ce moment là que c’est
maintenant qu’il faut arrêter les Allemands. C’est le fameux "On ne
passe pas", et d’ailleurs ils ne sont pas passés. Verdun, c’est aussi
une bataille que les Français mènent pratiquement seuls, même s’il y a
eu un soutien indirect des alliés, notamment des Russes, qui ont lancé
une grande attaque en juin sur le front de l’est, l’offensive
Broussilov, obligeant Erich von Falkenhayn à y envoyer quelques
divisions. C’est une vraie différence par rapport aux grandes batailles d’Artois et Champagne en 1915, puis de la Somme en 1916, qui sont des offensives alliées et pas seulement françaises.
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Tout au long des 300 jours de la bataille jusqu’en décembre 1916, plus de 2 millions de combattants français au total ont combattu à Verdun. Est-ce que la participation d’un si grand nombre de "poilus" à aussi contribué à sa légende ? Antoine Prost : Oui,
mais cela est moins important que ce qu’on croit. Le mythe de Verdun
commence à s’édifier alors qu’on ne sait pas encore que 70 divisions
vont y passer, sur la centaine que comprend l’armée française. On a
trop exagéré cet élément. Les soldats qui ont été blessés ou mutilés en
1914 lors de la bataille de la Marne et qui ne sont pas revenus au
front, n’y ont pas participé. Prenez le futur prix Nobel de la Paix, René Cassin,
blessé en octobre 1914, il n’a jamais combattu à Verdun. Et puis, tous
les soldats des jeunes classes qui ont été incorporés en 1916, 1917,
1918 n’ont pas non plus connu Verdun. En gros, cela a concerné les
trois quarts de l’armée française au combat en 1916.

Dans
la mémoire collective, Verdun représente "l’enfer sur terre". Est-ce
qu’on peut vraiment qualifier cette bataille de "boucherie" ?
Antoine Prost : C’est
effectivement une boucherie. Verdun est pire que toutes les batailles
qui l’ont précédée en raison de l’intensité de l’artillerie. Les
Allemands ont tiré un million d’obus le 21 février sur les lignes
françaises. À l’époque, c’est énorme et il y a une escalade permanente.
C’est une bataille gigantesque : sur le terrain, il y a plus d'un
million d’hommes, français et allemands qui sont engagés en même temps
et qui s’entretuent pendant dix mois. Il faut toutefois préciser que la bataille de la Somme,
qui a eu lieu quatre mois plus tard, a probablement été pire. Les
pertes mensuelles durant la bataille de la Somme sont de 40 000 hommes,
alors que pour Verdun c’est 37 000. On a d’ailleurs beaucoup exagéré
les pertes de Verdun : il est fréquent de lire 700 000 morts au total,
mais c’est complètement faux. En réalité, il y a 143 000 morts côté
allemand et 163 000 côté français. Ce qui est déjà énorme !
Mais pourquoi alors a-t-on retenu la bataille de Verdun davantage que les autres ? Antoine Prost : À
partir du moment où la légende de Verdun se met en place, les autres
batailles n’existent plus. La place est occupée. Et les autres ne sont
pas des batailles dont on puisse être aussi fier : dans la Somme,
l’offensive est franco-britannique et son mérite est partagé. Quant aux
combats du Chemin des Dames, c’est un fiasco complet. Quand les soldats
partent à l’assaut le 16 avril 1917, ils sont persuadés de finir la
guerre. Ils sont dans le même état d’esprit que les soldats allemands
le 21 février 1916 à Verdun. Mais au bout de quelques jours, la
bataille s’enlise et ils s’aperçoivent que cela va encore durer. Le
moral n’y est plus.
C’était important pour les anciens combattants de dire "j’ai fait Verdun" ? Antoine Prost : Absolument,
et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles on a beaucoup de
témoignages : des lettres, des carnets, des récits, qui paraissent très
tôt, dès avant le mois de juillet 1916. C’est très vendeur déjà à
l’époque. Le premier volume de "Ceux de 14", de Maurice Genevoix,
publié en mai 1916, s’appelle "Sous Verdun" – même s’il n’a
rigoureusement rien à voir avec la bataille de Verdun – car il se passe
du côté des Éparges, dans les bois de la Vaux-Marie, en octobre 1914,
mais l’éditeur utilise le prestige du nom.
Le
président de la République, Raymond Poincaré, se rend à six reprises à
Verdun. La ville est décorée de la Légion d’honneur, de la croix de
guerre et d’une dizaine de décorations étrangères, le 13 septembre
1916. Elle crée aussi une médaille pour ceux qui ont combattu à Verdun.
Tout ce travail de mémoire se fait pendant la guerre, et va se
prolonger au-delà avec, par exemple, la campagne de construction de l’Ossuaire.
Pour l’édifier, un comité fait des conférences en France et à
l’étranger pour obtenir des souscriptions, et 122 villes participent à
son financement. La plupart des municipalités donnent à des rues le nom
de Verdun, parfois même de Douaumont ou du colonel Driant [un
député de Nancy, lieutenant-colonel, devenu l’un des héros de Verdun,
après avoir été tué au milieu de ses hommes le 22 février, NDLR] . Et
par la suite, il y a le raz-de-marée du tourisme des champs de bataille. Le premier guide Michelin de la bataille de Verdun paraît dès 1919 :
il est d’ailleurs remarquablement bien fait, avec de très bonnes cartes
et des photos d’époque précieuses. Et d’anciens combattants y vont en
pèlerinage, pour se recueillir seuls, pour le montrer à leur femme et
leurs enfants, ou en corps constitué avec des associations.
Du côté de la mémoire allemande, Verdun "n’a pas la même force de souvenir" ? Antoine Prost : Effectivement, car les soldats allemands ont eu le sentiment
d’avoir été piégés. On leur a d’abord dit qu’ils allaient terminer la
guerre en remportant une grande victoire, puis on leur a ensuite fait
croire qu’ils étaient là pour saigner l’armée française. Ce n’est pas
du tout aussi enthousiasmant et surtout, ils comprennent qu’on saigne
autant leur armée que celle de l’ennemi. Et les Allemands, eux, sont
dans l’offensive, alors que les Français sont dans la position de
défendre leur territoire, leur femme et leurs enfants. La situation
s’inversera au moment de la bataille de la Somme, pour laquelle on a
beaucoup plus de témoignages allemands.
En
Allemagne, Verdun est absent de la mémoire nationale jusqu’à la fin des
années 1920, où il y a un mouvement de renouveau national. On fait
comprendre aux anciens combattants de Verdun qu’ils sont quand même des
héros : ils n’ont pas été battus, mais trahis par leurs officiers,
comme Falkenhayn, et par les sociaux-démocrates qui ont demandé la
paix. Verdun devient le lieu emblématique du soldat au regard d’airain
sous un casque d’acier. C’est l’homme de fer ou l’avant portrait du SS,
et les nazis vont broder sur ce thème.
Désormais,
dans la mémoire collective des Allemands, comme celle des Français, ce
que l’on retient de Verdun, c’est la mort de masse un peu inutile.
Pourquoi tant de morts durant la Première Guerre mondiale ? Il y en a
eu 2 millions chez les Allemands qui se battaient sur deux fronts et
1,4 millions chez les Français. Pourquoi tant de jeunes vies fauchées
et pour quel résultat ? Pendant très longtemps, Verdun a été pour les
Français le symbole de l’identité nationale. J’ai même entendu
quelqu’un dire un jour que Douaumont était le monument aux morts de la
France, une sorte d’incarnation de la résistance française. Ce qui est
totalement faux car il y a autant d’ossements français qu’allemands à
l’ossuaire de Douaumont. À l’intérieur, on ne peut pas discerner la
nationalité des os.
C’est pour cela que vous écrivez dans votre ouvrage que Verdun est désormais dénationalisée ? Antoine Prost : Paradoxalement,
c’est parce que Verdun était le meilleur symbole de la nation française
dans sa capacité de résistance, qu’il a aussi été le meilleur endroit
pour affirmer la réconciliation franco-allemande. Le président François
Mitterrand n’avait pas de meilleur choix à faire pour affirmer
symboliquement l’union de la France et de l’Allemagne que le lieu de
Douaumont. (Le 22 septembre 1984, le président François Mitterrand et
le chancelier ouest-allemand Helmut Kohl se sont recueillis, main dans
la main, devant l’Ossuaire.)
C’est
un espace sacré, une sorte d’immense funérarium. Dans son cœur, il y a
l’ossuaire. Il y a ensuite le cimetière national, dans un vaste terrain
qu’on appelle la zone rouge. Un territoire interdit où l’on ne peut pas
s’aventurer. Vous ne pouvez pas creuser quelques mètres sur le champ de
bataille de Verdun sans tomber sur des obus, des explosifs, ou sur des
restes humains. C’est une sorte d’immense champ des morts sur 17 000
hectares.
Stéphanie Trouillard - France 24


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